Lorsque la société reprogramme l’humain

La vie en société, notamment au travail, est constituée de peu d’échanges honnêtes, de beaucoup d’échanges convenus. Ces derniers, pires que des dialogues de sourds, impactent le psychisme des citoyens.

A) L’être humain comme produit étiqueté

Bien des personnes se définissent avant tout de par leur statut social, c’est d’ailleurs ce dernier qui détermine la plupart de leurs interactions sociales.

Afin de conserver leur statut, les citoyens doivent se comporter de manière « adéquate ». L’être humain est devenu un produit commercial comme un autre et le statut social joue le rôle d’étiquette. Le niveau hiérarchique et le salaire sont censés refléter la qualité intrinsèque des personnes, de façon analogue à un label bio et à un prix pour un poulet vendu dans le commerce.

Ainsi, un salarié qui change de poste est souvent prié, plus ou moins explicitement, de changer de personnalité. Celui qui refuse de rentrer dans cette logique est considéré comme un produit défectueux et risque des représailles. Parler trop honnêtement, c’est s’exposer à être jugé et rejeté. De ce fait, la plupart des salariés se soumettent, voire adhèrent, à de telles pratiques.

Ce qui caractérise les personnes, comme la personnalité, les réactions spontanées, les opinions, est modifié au quotidien, afin de les faire coller à leurs rôles sociaux. La soumission au statut social a entraîné une perte de réflexion individuelle et d’esprit critique.

B) Les citoyens reprogrammés, de par des processus « humains »

Ainsi, tout un pan de la philosophie managériale actuelle consiste à utiliser au mieux le « capital humain », i.e. à « transformer » les salariés. Les salariés qui seront les mieux « transformés » deviendront à leur tour managers et en transformeront d’autres : la reprogrammation sociale est itérative et pérenne.

Cette reprogrammation se fait de par des processus dits « humains ». Le management met les salariés dans des cases et impacte leur façon d’être en les faisant vivre d’une certaine façon, en leur imposant une certaine routine sociale : lire et répondre à des messages électroniques, participer à des réunions, et ce, d’une façon similaire.

Les salariés doivent se conformer aux instructions, en mettant une grande partie de leur cerveau, de leur réflexion personnelle, de côté. Ceux qui se mettent à trop réfléchir, notamment à avoir du recul sur ce qu’ils font ou à comprendre comment leur travail est utilisé, sont vus comme des dangers. Il s’agit de dimensionner exactement son intelligence aux taches demandées, ni plus, ni moins, et de ne pas sortir de son rôle.

De ce fait, l’être humain est reprogrammé, de manière analogue à un ordinateur sur lequel on installe de nouveaux logiciels. D’ailleurs, les ordinateurs contribuent directement à cette reprogrammation de l’humain, puisque bien des échanges et bien des tâches quotidiennes sont informatisées.

Cette dérive n’existe pas qu’au travail proprement dit, mais dans toute notre société, qui prétend être solidaire en affichant des processus « humains »… appliqués sans humanité. Le citoyen, tant qu’il n’a pas de problème, se croit à l’abri et aura même tendance à penser qu’il y a trop d’assistanat dans la société française. Mais le jour où il est gravement malade, il aura le plus grand mal à se faire soigner, le jour où il est sans emploi, il aura le plus grand mal à retrouver un travail, etc.

Cela s’explique par le fait que les processus « humains » mis en œuvre n’ont pas pour première finalité de répondre aux besoins des citoyens, mais servent plutôt à façonner ces derniers. La plupart des dirigeants, des « décideurs » cherchent à changer le monde en imposant des politiques qui façonnent la réalité, plutôt que de partir du réel afin de mettre en œuvre des politiques bénéfiques. Cette folie des grandeurs, présentée de nos jours comme exemplaire, aboutit aux pires travers.

C) Le poids des jugements

L’utilisation de l’humain comme d’un produit est lié au poids des jugements. Il est ainsi considéré comme normal que des personnes extérieures, avec le « bon » statut social, nous jugent. Au contraire, celui qui a une bonne vision de lui-même sera considéré comme prétentieux. Résultat : une morale dégoulinante et une fausse humilité permettent de maintenir des injustices sociales.

Par exemple, le salarié est jugé par le recruteur lors de l’embauche : c’est ce dernier qui va déterminer ses forces et ses faiblesses. Ensuite, s’il est recruté, il sera jugé par son supérieur hiérarchique, de par des évaluations qui portent non seulement sur ses performances techniques, mais aussi sur son comportement, et in fine, sur lui-même. Souvent, le management est paternaliste, faussement sympathique dans la forme, blessant dans le fond. Bien des salariés acceptent ou adhèrent au fait d’être jugés par des personnes moins compétentes, moins instruites et/ou moins expérimentées qu’elles, mais disposant du « bon » statut social, étant dans le « bon » rôle social.

Ainsi, pour obtenir un travail, il est préférable de ne pas écrire sur son curriculum vitae (CV) la véritable perception que l’on a de soi. Il faut plutôt mettre les mots-clés qu’attend le recruteur et « entrer dans les bonnes cases ». On retrouve sur cet exemple toute l’hypocrisie de la liberté d’expression actuelle : pour s’insérer dans la société, il est nécessaire, en amont, d’écrire ce qu’attendent les décideurs… tout en prétendant que cela vient de soi.

Ce type de pratique, existant à quasiment tous les niveaux de la société, fait que les citoyens doivent tenir un rôle social, qui va progressivement leur coller à la peau et les « reprogrammer ». Ainsi, l’exemple donné n’est pas neutre : le salarié doit écrire sur son CV, censé refléter ce qu’il est, exactement ce qu’attend une autre personne, qui dispose d’un pouvoir de décision le concernant, de par son statut social, en l’occurrence un recruteur. La prétendue ouverture à l’autre, vantée par bien des communicants, correspond surtout à une adhésion forcée au système, à une soumission aux personnes de « bon » statut social et à une fermeture à soi-même.

D) Un monde du travail qui rejette l’école, mais qui en amplifie les pires aspects

Le monde du travail rejette les bons côtés de l’école, dans le sens où il valorise souvent peu les diplômés, qui ont pourtant travaillé dur pour réussir leurs études et qui ont de réelles compétences… mais qui n’ont pas été encore « reprogrammés ». Ainsi, dans le discours, le monde du travail rejette l’école.

Dans les faits, il en prolonge les pires aspects, en particulier l’importance du jugement. Sauf qu’à l’école, le jugement avait plus de sens car :

  • Le professeur connaît en général mieux sa discipline que les élèves, ce qui lui confère une légitimité intellectuelle.
  • Les élèves sont jugés sur des critères factuels, notamment en sciences : il y a une vérité absolue, ce qui fait que l’on peut parler d’évaluation.

Bien des directeurs prétendent effectuer des « évaluations » ou des analyses « factuelles », afin de « légitimer » des décisions… qui sont souvent le fait du roi. Les « évaluations » des salariés en entreprise, sur les aspects techniques et encore plus sur les aspects comportementaux, sont surtout dépendantes de leur soumission au supérieur hiérarchique et du bon vouloir de ce dernier. Les salariés récoltent des flopées de notes et de commentaires pompeux, de surcroît sur des thèmes qui ne devraient pas apparaître dans un cadre professionnel. Les pratiques scolaires sont reprises, de façon décuplée, en management, afin de masquer du clientélisme et un certain vide intellectuel.

Les jugements infondés n’ont plus de limite et constituent l’un des piliers de notre société : le haut de la pyramide sociale, qui les effectue, se positionne comme compétent, apte à juger, tandis que le bas de la pyramide sociale, qui les subit, doit adhérer au fait d’être rabaissé.

Cette pratique permet de présenter toute inégalité sociale comme juste, puisque ce seraient les plus compétents qui sont en haut de la pyramide. Pourtant, cela ne correspond pas à la réalité. On observe ainsi des situations ubuesques :

  • Des personnes peu scrupuleuses, spécialistes des effets miroir, portent des jugements méprisants envers leurs subordonnés… qui in fine s’appliquent d’abord à elles-mêmes. Bien des politiques jugent les chômeurs comme incompétents… alors que ces derniers ont souvent des compétences réelles, un vécu, de l’expérience, de bonnes idées. Celui qui juge est souvent le premier concerné par ses jugements sur autrui. Cela lui permet d’avoir une emprise psychologique sur le citoyen « de base », de lui faire porter ses propres fautes et, en cas de besoin, de le prendre pour fusible.
  • Au contraire, ces personnes haut placées s’attribuent bien des vertus. Ainsi, ce sont elles qui sont invitées, notamment dans les médias, et présentées comme des « pointures », lorsqu’elles donnent « leurs » analyses… souvent effectuées, en réalité, par ceux qui travaillent pour elles. Les salariés « de base » sont dépossédés de leur travail et de leurs qualités par des personnes qui ne les ont pas mais qui ont le « bon » statut social.
  • Des discours incongrus sont présentés comme des leçons de comportement ou de morale. Par exemple, des directeurs peuvent demander à leurs subordonnés d’être plus agressifs. On observe également des cas où des managers de 30 ans font du paternalisme, donnent des leçons de vie, à des personnes expérimentées qui ont 50 ans. Ce n’est plus l’âge mais le statut social qui force le respect.

Il existe une forme de plaisir malsain qui consiste pour le « haut » à s’attribuer les qualités du « bas » et, au contraire, à lui attribuer ses errements. Cela est d’autant plus tentant que leur statut social élevé le leur permet facilement, en toute « légitimité ». Ces pratiques aboutissent à une morale inversée, où les personnes les plus vertueuses sont, du fait même de leur intégrité, montrées du doigt par les personnes les plus corrompues. Dans le monde du travail, le travail réel est méprisé, et l’exploitation de l’autre glorifiée.

Faire son travail prend du temps et demande de la concentration, ce qui n’est pas compatible avec le fait de juger autrui. Au final, les directeurs qui durent sont souvent ceux qui prennent les mauvaises décisions, parce qu’ils passent la majeure partie de leur temps à se positionner socialement, plutôt qu’à essayer de comprendre ce que font les salariés qu’ils dirigent. D’ailleurs, ironiquement, prendre des mauvaises décisions est souvent avantageux pour conserver un statut social élevé, car ces dernières créent des problèmes qui « justifient » l’existence de postes de chefs : bien des dirigeants font semblant de résoudre les problèmes qu’ils créent eux-mêmes et qui leur donnent une assise sociale. Puis, si jamais la situation dégénère trop, la faute sera reportée sur des salariés de base… de préférence sur ceux qui s’opposaient aux politiques mises en œuvre et constituaient donc un « obstacle ».

Face à ces dérives, le salarié « de base » n’a en pratique que deux options :

  • Garder sa lucidité et souffrir du fait qu’il est dénigré par des personnes souvent moins instruites et moins intègres que lui… mais plus haut placées.
  • Valider qu’il est « inférieur » et voir ses supérieurs hiérarchiques comme des modèles. Il sera alors reprogrammé humainement et pourra avoir une belle carrière.

Ces pratiques, entrées dans les mœurs, risquent de s’aggraver car, avec les réformes scolaires successives, on tend vers une uniformisation entre école et monde du travail… mais dans le mauvais sens. Plutôt que de remettre en cause les dérives existant au travail, bien des politiques choisissent de les introduire dès l’école : la reprogrammation sociale des citoyens aura lieu dès le plus jeune âge, ce qui permettra de tuer dès la racine toute velléité contestataire. L’époque où les enfants étaient plus ou moins protégés est révolue : la reprogrammation des citoyens a vocation à commencer de plus en plus tôt.

E) Les clichés et les associations, utilisés pour juger sur de l’anodin

Le salarié est également jugé, de façon officieuse, par ses pairs, car pour rester dans un poste, il est nécessaire de s’intégrer.

Nombre de salariés ne vivent que pour leur travail et ont pour seul horizon leur entreprise. Mais, dans le milieu professionnel, il faut apparaître comme heureux et évoquer sa vie privée, même lorsqu’on n’en a pas réellement. Cela permet de montrer que l’on est équilibré, que l’on ne « subit » pas : on est un « dominant », pas un « dominé ». De plus, le fait de parler d’autre chose que de travail permet de créer des liens et donc de se faire un réseau : les réseaux professionnels se construisent souvent de par des discussions qui n’ont rien de professionnelles.

Ces discussions d’ordre personnel, qui peuvent paraître sympathiques au premier abord, font partie intégrante du formatage social car elles contribuent à casser la frontière entre vie professionnelle et vie privée, ce qui fait que les salariés sont jugés sur l’ensemble de leur vie, même sur des points en apparence anodins et personnels, tels que leurs loisirs. Dans notre société basée sur le jugement, bien des personnes basculent dans la « petite histoire », passent leur temps à parler des autres afin de les dénigrer, et ce, en se basant sur n’importe quel prétexte. C’est l’un des processus majeurs de sociabilisation… et de désocialisation pour les victimes.

Il est donc préférable d’avoir des loisirs correspondant à son milieu social : le football est par exemple un bon moyen de sociabilisation, certains salariés en parlant chaque matin afin de montrer qu’ils sont « cool » et sportifs. Au contraire, un salarié qui fait l’apologie du hip-hop notamment pour ses textes, pourra être catalogué comme « toxique » de par l’identification avec les artistes en question et compte-tenu des clichés dont ils sont victimes. Idem pour un salarié qui lit de « mauvais » livres : si jamais l’auteur est étiqueté antisémite, le salarié sera lui-même catalogué comme tel, par association.

Résultat : bien des salariés « s’adaptent », i.e. se conforment à leur milieu professionnel même dans leur vie privée et n’ont plus de liberté de parole ni de pensée, le moindre mot pouvant être retenu contre eux.

F) Une reprogrammation de l’humain aboutissant à une idéologie unique

La reprogrammation de l’humain est particulièrement flagrante lorsqu’on suit un salarié au cours de sa carrière. Bien souvent, ses opinions vont changer au fur et à mesure de son évolution professionnelle, sans forcément qu’il n’y mette de la mauvaise foi.

Ainsi, des salariés qui débutaient ne tiennent plus les mêmes discours, une fois qu’ils ont pris du galon. Pourtant, leur vision de départ du monde pouvait être pertinente et incisive… mais ils ont, selon les termes adéquats, « grandi », « gagné en maturité » : ils ont fini par adhérer aux « bonnes » opinions, à avoir les « bonnes » certitudes, sans poser, ni se poser, de questions désobligeantes. Et ils sauront juger négativement ceux qui défendent les « mauvaises » opinions… que pourtant ils pouvaient défendre eux-mêmes en début de carrière.

La reprogrammation des citoyens engendre une perte de diversité intellectuelle, de par une convergence vers les mêmes idées, les mêmes contre-vérités, le même consensus social.

Les réseaux sociaux illustrent ce manque de diversité. Bien des personnes s’expriment… mais de la même façon, les messages étant trop souvent des copier-coller de messages déjà postés. Et, même quand le message est « nouveau », il contient, dans bien des cas, les mêmes idées, les mêmes mots-clés, les mêmes implications. Cela permet de se montrer sans prendre de risque pour sa carrière. De plus, un même message posté recueille des réactions bien différentes selon le statut social de l’envoyeur : finalement, bien des membres ne réfléchissent pas directement sur les idées, ils regardent le statut social de la personne qui s’exprime et s’il est élevé, si c’est un « modèle social », ils adhèrent alors aux idées développées.

Réussir socialement nécessite de penser comme les « modèles sociaux », pas d’avoir des idées pertinentes et originales. Recherche de la vérité et réussite sociale sont devenues incompatibles.

G) Une société anti-littéraire : lorsque les mots sont utilisés à mauvais escient

Certes, vu la prédominance de la parole et de l’audiovisuel, le mot est essentiel, mais il est, la plupart du temps, utilisé à des fins de domination psychologique : comme une arme de persuasion, comme un moyen de blesser ou de juger l’autre, etc. Le mot ne sert plus à « éclairer », à faire réfléchir. Il n’est plus libérateur, mais contraignant.

Ainsi, l’importance du mot dans notre société aboutit à de nombreux discours, mais où ceux qui les tiennent doivent se protéger socialement, ce qui implique de se conformer à l’idéologie du système. Au contraire, ceux qui ne s’y conforment pas risquent d’être montrés du doigt et marginalisés.

La multiplicité des discours correspond à une diminution du nombre d’échanges réels. La démocratie apparente, basée sur la multiplication des personnes qui prennent publiquement la parole, a été le meilleur outil pour mettre en place une dictature idéologique, imposant une certaine façon de penser. Quantité n’est pas synonyme de qualité, ni de diversité.

La prépondérance du mot n’a pas abouti à une société littéraire, comme on peut parfois l’entendre, c’est même tout le contraire. Les grands auteurs utilisaient les mots afin de mettre en avant des réalités et d’en montrer parfois toute l’absurdité, au contraire les « communicants » actuels masquent les réalités et prônent des contre-vérités qui induisent en erreur.

Les mots sont beaucoup maniés, mais à mauvais escient. Ce qui fait que bien des personnes ont envie de silence, de partir à la campagne car, plus ou moins consciemment, elles sont « en saturation ».

H) Le psychisme au détriment de l’intellect

Communiquer ne correspond plus à un échange intellectuel : il faut susciter, par la force ou par la manipulation, une adhésion, peu importe que l’on ait raison ou tort. Or, le faux a souvent plus de charme que le vrai. Prôner que 1+1 = 3 apparaît comme innovant et positif, tandis que rappeler que 1+1 = 2 passe pour passéiste et défaitiste.

De plus, le temps étant artificiellement accéléré dans notre société qui se veut être en permanence innovante, les différentes discussions sont chronométrées et doivent être rapides. Bien souvent, le salarié sort d’une réunion pour en aller dans une autre, ou pour retourner devant son ordinateur échanger des mails.

Participer à un échange constructif et raisonné implique au contraire de prendre le temps de développer des idées, d’écouter celles de l’autre, de se mettre d’accord avec lui. Les échanges constructifs ne sont pas adaptés à notre société, qui oppose de surcroît réflexion et action.

Par conséquent, il s’agit avant tout de marquer, d’influencer l’autre en peu de temps : il faut impacter son psychisme plus que faire appel à sa raison. C’est pour cela qu’élite sociale et élite intellectuelle ont tendance à être disjointes.

Ainsi, les intellectuels qui développent les « mauvaises » idées, subissent souvent des attaques personnelles. Non seulement cela les étiquette péjorativement, ce qui va nuire à leur crédibilité, mais de plus cela contribue à les faire taire. Il est plus difficile de tenir un discours pertinent lorsque la personne en face attaque notre psychisme, cherche à nous blesser de par des attaques personnelles, au lieu d’échanger des idées.

Il n’y a pas que les intellectuels qui sont victimes de cette pratique : trop de citoyens sont stressés, humiliés, rabaissés au quotidien afin de bloquer leurs réflexions, leur intelligence.

I) Des discours tout faits et incohérents présentés comme des vérités

Lorsqu’on a l’habitude de l’idéologie actuelle, il est possible de prévoir les discours des « élites sociales », car ils sont souvent identiques, avec les mêmes incohérences.

Par exemple, l’un des poncifs existant dans le monde du travail serait l’existence de deux types de carrière : une carrière de type « manager » et une carrière de type « expert ». Ce poncif a les intérêts suivants :

  • Les dirigeants étant de type « manager », ils ne sont pas « experts » et donc ne sont pas tenus de comprendre précisément ce qu’ils font. Cela constitue une forme de reniement de l’intellect et de la réflexion. Comme écrit précédemment, bien des dirigeants vont plus chercher à asseoir leur position sociale en impactant négativement le psychisme des personnes qui ne font pas partie de leur « cour », plutôt qu’à essayer de comprendre les impacts concrets de leurs politiques.
  • Les salariés récalcitrants à l’idéologie du système ou refusant de flatter bassement les dirigeants auront des carrières de type « expert », qui en pratique les condamnent à un rôle de « larbin », où leurs compétences seront exploitées par d’autres… qui auront un meilleur statut social et un meilleur salaire.

Ainsi, les « carrières » de type « expert » consistent souvent à rester, malgré son expérience, en bas de l’échelle sociale, c’est-à-dire finalement à ne pas faire carrière. Derrière le terme pompeux d’expert, qui sert à flatter bassement et à endormir le salarié, se cache une réalité foncièrement différente : on retrouve que les mots ne servent plus à éclairer, mais à induire en erreur.

Le salarié, habitué à entendre le poncif présenté, pourra essayer de couper court aux discours RH prônant une carrière expert, ce qui n’empêchera pas à l’interlocuteur de nier l’évidence… quitte à se contredire 10 minutes après. Ainsi, le recruteur ou gestionnaire RH jouera au départ sur les mots, en soutenant qu’être « expert » ne consiste en aucun cas à occuper des postes « junior » (postes en bas de l’échelle sociale, lourds en horaires et mal rémunérés, destinés a priori à des salariés en début de carrière, mais aussi dans les faits aux personnes qui refusent d’adhérer au système), puis va proposer au salarié concerné des postes… « junior ».

L’incohérence du discours RH tenu n’est pas une faiblesse, mais au contraire une force puisqu’il est tenu afin d’impacter le psychisme du salarié concerné, de lui forcer la main. Or, pour cela, il est nécessaire de savoir « aller à droite », puis si besoin « aller à gauche », de manier à la fois « la carotte et le bâton ». Au global, le discours n’aura aucune valeur intellectuelle, mais peu importe, il fonctionne : il déstabilise le salarié, du fait même de son incohérence.

Bien des dirigeants et bien des politiques ne cherchent pas, ou plus, à apprendre de l’autre : ils sortent des discours formatés de toute pièce, ont les certitudes qui les arrangent et vont « flinguer » ceux qui gardent leur esprit critique.

Notre société est tragi-comique. Vus de l’extérieur, les discours de ces « décideurs » sont incohérents et risibles. Mais, vue de l’intérieur, par le salarié qui doit gagner sa vie et qui est directement concerné, la situation est tragique. Ce dernier doit se soumettre et même adhérer aux discours en question, qui vont être néfastes pour son intelligence et sa personnalité, et qui vont contribuer à sa robotisation et à sa reprogrammation.

J) Une écoute factice qui exploite les souffrances des citoyens

L’exemple précédent illustre un autre point important : nombre de responsables font parler l’autre, théoriquement afin de l’écouter et de rebondir sur ses propos, mais vont, dans les faits, donner une réponse qui ne dépend absolument pas de ce qu’il a pu dire.

Cette forme de théâtre social est particulièrement présente dans les services d’aide, par exemple d’aide de retour à l’emploi. Les responsables font mine d’écouter les personnes qui viennent les voir, avant d’asséner les poncifs et discours type habituels, incohérents et entendus maintes et maintes fois.

Il n’y a aucun échange réel. L’écoute effectuée en amont est factice : faire parler la personne permet de la juger et de commencer à avoir une emprise psychologique sur elle, puis de faire croire que le discours type répond aux problèmes mentionnés, alors qu’il sert avant tout à la rabaisser et à lui faire accepter n’importe quel travail.

Il s’agit de « jouer » avec les souffrances et les espoirs de la personne : faire semblant de la prendre en considération, pour ensuite mieux la bâillonner et éviter qu’elle n’échappe à la reprogrammation sociale. Si la personne veut continuer à bénéficier d’aides, elle n’a d’autre choix que de se plier aux poncifs qui lui sont servis.

K) Une empathie malsaine présente à chaque niveau hiérarchique

Cette pratique est aussi très répandue dans les rapports entre managers et subordonnés. Bien des managers font parler leurs subordonnés, officiellement pour identifier les dysfonctionnements présents dans leurs services. Mais il s’agit, en vérité, de les influencer, de leur montrer qu’ils ont tort et, en l’absence de soumission ou d’adhésion, de pratiquer une forme de harcèlement.

Ces managers prétendent  être « pédagogues » : ils considèrent qu’ils détiennent la vérité et que leurs subordonnés sont dans l’erreur. Ils prétendent se mettre à portée de l’autre, ce qui montre un mépris profond, qui sera d’autant plus visible que les subordonnés ont raison et insistent.

Ainsi, ces managers font preuve d’une empathie malsaine : lorsqu’ils se mettent à la place de l’autre, ce n’est pas pour reconnaître sa valeur, mais au contraire pour le manipuler, le rabaisser ou l’exploiter, et pour en tirer une satisfaction perverse.

Il s’agit d’une facette sombre de la nature humaine : lorsqu’on est soi-même blessé, on a tendance à blesser l’autre afin de se soigner. Le manque de respect envers autrui masque le manque d’estime de soi. La pyramide sociale actuelle, très hiérarchisée, où des salariés sont à la fois victimes et bourreaux, repose sur ce phénomène. Par exemple, un directeur « N+2 » va rabaisser ses managers « N+1 », afin de compenser le fait qu’il est méprisé par le « N+ 3 ». Le mal-être est le bien le mieux partagé dans notre société.

Conclusion : une liberté de penser tuée par les normes sociales

Dans notre société laïque, l’idéologie du système s’apparente à une forme d’obscurantisme religieux. Effectuer toute critique, même constructive, est un sacrilège : on est considéré comme « négatif » ou « toxique », et ce, d’autant plus que l’on a, dans le fond, raison.

Ainsi, nombre de « décideurs » sont pétris de certitudes et de jugements sur autrui, avant même qu’il n’ouvre la bouche.

C’est que, d’après l’idéologie qu’ils prônent, le système économique et social correspondrait à un « bien supérieur », plus important que notre propre existence. Cette fausse humilité sert en pratique à rabaisser ceux qui pensent différemment : afficher la poursuite d’un « bien supérieur » permet, au quotidien, d’être mauvais et d’assurer sa propre supériorité.

Difficile dans ces conditions d’échanger sereinement et honnêtement des idées, des opinions. Mieux vaut parler à un mur.

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