Introduction
L’expression « double discours » désigne habituellement un « discours variable, et souvent contradictoire, tenu en fonction des publics auxquels une personne s’adresse » [1]. Ainsi, il correspond à un mensonge : le politicien (politique, dirigeant, etc.) dit quelque chose qui ne correspond pas à ce qu’il fera réellement.
Ce n’est pas le sens considéré ici : il s’agit de parler de double discours, au sens littéral du terme, à savoir d’un discours donné dont le sens est double.
Le double discours pour diriger
Le double discours permet de faire passer des messages, sans pour autant les dire explicitement, parfois même en disant explicitement le contraire de ce que l’on sous-entend, de ce que l’on cherche à faire passer implicitement.
L’un des intérêts pour le politicien à pratiquer le double discours est de se protéger. Nous vivons dans une société où tout peut être filmé, enregistré. En cas de malversations portées à l’attention du public, avoir pratiqué le double discours permet de dénigrer le lanceur d’alerte en disant qu’il ment, qu’il n’est pas « factuel », au sens restreint où ce terme est habituellement utilisé, à savoir se limiter aux apparences tout en niant la réalité, les faits de fond. Les ordres les plus contestables ou les plus illégaux sont ainsi souvent donnés en invoquant une façade morale ou légale.
De plus, si les dérives reprochées sont avérées, le politicien pourra utiliser un subordonné comme fusible : il niera avoir donné les instructions correspondantes et dira que toute la faute vient du subordonné. En général, le subordonné en question sera justement celui qui s’opposait, ou du moins était le moins enthousiaste à participer, aux malversations. La plupart des politiciens aiment faire d’une pierre deux coups. Ils raffolent d’une forme de justice inversée, de morale perverse, qui consiste à faire des leçons aux personnes qui ont des états d’âme en leur disant que cela leur nuit… tout en leur faisant des ennuis.
Le double discours correspond à une forme de jeu théâtral. Les « non-initiés » prennent ce jeu théâtral au premier degré et passeront à côté des enjeux de fond. Tandis que les initiés voient l’envers du décor, comprennent le sens réel du discours. Mais il y a des règles tacites : les « initiés » ne doivent pas dire explicitement ce sens réel, sous peine d’être dénigrés et traités de complotistes. Même si les événements leur donnent raison. Ce n’est pas un hasard si bien des membres de l’élite sociale aiment le théâtre, voire en font eux-mêmes. Cela est dans leur culture.
Le double discours est fréquemment ignoré dans les analyses politiques. Par exemple, lorsqu’un politicien devient encore plus haut placé après avoir commis des malversations, la plupart des personnes s’indignent en disant que cela n’est pas « normal ». S’indigner est légitime, mais il ne faut pas perdre de vue que les objectifs affichés ne sont pas les objectifs réels. L’analyse exacte est que le politicien est promu du fait même des malversations. Les politiciens sont trop souvent vus comme incompétents, alors qu’ils sont très compétents en ce qui concerne leurs objectifs réels. Le fait de plaider l’incompétence permet de cacher le mode de fonctionnement du système. Et ils peuvent se permettre de tenir ce type de discours, puisque, de toute façon, de par leurs réseaux, ils auront quoi qu’il arrive de très bon postes, peu importe leurs compétences réelles.
Le double discours pour effectuer un tri social
Un autre intérêt du double discours est d’effectuer une sélection sociale. Ceux qui ne voient pas l’envers du décor appliquent « telles quelles » les instructions, dans leur forme apparente. Ils sont catalogués comme « naïfs », « bêtes » et sont exploités par leur milieu professionnel, sans faire carrière. Ces personnes sont prisonnières intellectuellement de leurs valeurs : elles prennent pour argent comptant un discours honnête parce qu’elles sont honnêtes et qu’elles pensent, par transfert, que la personne en face d’elles l’est forcément, d’autant plus lorsqu’elle tient un discours honnête. Le fait d’avoir des valeurs leur fait perdre ainsi en lucidité.
Il existe également des personnes qui voient l’envers du décor, mais qui refusent de s’y soumettre. Elles suivront les instructions apparentes tout en luttant pour qu’elles soient réellement appliquées. Elles seront cataloguées comme « rebelles », comme des « produits défectueux ». Ne pouvant être exploitées, et étant même « dangereuses » pour leur milieu professionnelle, elles seront exclues, rejetées et prises pour cible par ce dernier. De plus, ce sont elles qui porteront et qui seront tenues pour coupables des dérives de leur milieu professionnel. Elles seront désignées comme « toxiques » ou « psychopathiques ».
Il est bien connu que la plupart des personnes préfèrent tirer sur le « corbeau », à savoir le lanceur d’alerte, celui qui expose les dérives, plutôt que sur ceux qui les commettent. Ce phénomène est entretenu par trop de responsables des ressources humaines qui, en prétendant lutter contre les personnes « toxiques », font au contraire leur jeu en apposant cette étiquette aux personnes s’opposant aux dérives toxiques. Le transfert de méfaits de par des étiquettes fallacieuses a permis pendant longtemps de maintenir la « tranquillité sociale ».
Enfin, ceux qui voient l’envers du décor et qui y adhèrent, ceux qui eux-mêmes pratiquent le double discours seront repérés comme des « hauts potentiels », à savoir comme des « produits » utilisables par le système, et feront de « brillantes » carrières. Ils feront partie de la longue tradition des personnes de pouvoir qui commettent avec compétence des méfaits, mais qui sont désignées comme « incompétents ». En général, ces « hauts potentiels » viennent de milieux sociaux élevés et sont habitués, quasiment dès leur naissance, au double discours. De ce fait, non seulement ils ne sont pas (ou plus) choqués par ce type de pratique, mais en plus ils y adhèrent.
Il y a également quelques personnes issues de milieux populaires qui sont repérées. Cela permet de faire croire à l’existence d’un système méritocratique : ces personnes seront « exposées », utilisées à outrance afin de cacher le fait que, bien souvent, les personnes qui s’élèvent socialement sont déjà hautes socialement de par leur milieu d’origine. Ainsi, l’ascenseur social monte pour ceux qui sont dans les étages supérieurs… mais descend pour la majorité de la population. La plupart du temps, des dirigeants présentés comme issus de milieux populaires sont, en vérité, d’origine sociale élevée [2]. Et, en ce qui concerne ceux venant réellement des milieux populaires, ils doivent, pour réussir socialement, trahir leurs idéaux de départ, leur milieu d’origine. Du coup, ce sont souvent in fine les plus déviants car, « pour en arriver là », ils ont du adhérer à fond à l’idéologie du système.
Le double discours pour manipuler
Le double discours permet aussi de manipuler et de changer, sur le plan humain, les « non-initiés » en impactant leur subconscient. A la longue, ils seront pervertis sans s’en rendre compte, ils auront des réflexes de pensée, des réactions conditionnés, des automatismes qui ne correspondront plus aux valeurs qu’ils avaient et pensent toujours avoir.
Contrairement à ce qui est parfois dit, les plus grands dictateurs ne sont pas des idéalistes. Les dictateurs sont portés au pouvoir, acclamés par des idéalistes « naïfs ». Il existe aussi, au contraire, des idéalistes lucides, comme expliqué dans la partie précédente, qui rejettent le discours des dictateurs à cause des idéaux fallacieusement affichés. Les dictateurs eux-mêmes aiment plonger dans les aspects les plus sordides de la nature humaine et maîtrisent l’impact du discours sur l’esprit.
Il arrive que des « non-initiés » percent sans le vouloir, par excès de zèle, la façade. Par exemple, en suivant en toute bonne foi les instructions apparentes et en posant en toute innocence des questions, qui s’avèrent être dérangeantes. Cela peut agacer le politicien qui, énervé, à bout, va brusquement couper la façade de moralité et de raison pour s’exprimer violemment, pour parler comme s’il donnait des coups. La discussion apparente sur de « belles idées » est alors coupée et l’envers du décor apparaît au grand jour : une lutte pour le pouvoir, peu importe qu’elle soit rationnelle ou non, peu importe qu’elle soit morale ou non. Le pouvoir utilise le savoir et la moralité quand cela l’arrange et les rejette sinon, en maintenant si possible la façade. Ainsi, les « non-initiés » peuvent, sans s’en rendre compte, désobéir et blesser leur supérieur hiérarchique, par excès d’obéissance et de soumission.
Le double discours pour susciter une large adhésion
Les invités dans les médias pratiquent souvent le double discours. Cela leur permet à la fois de :
- susciter pour les « mauvaises » raisons (à savoir celles affichées) l’adhésion des « naïfs ». Trop de citoyens s’enflamment, soutiennent des politiciens qui leur nuisent, mais ils ne s’en rendent pas compte car ne détectent pas le jeu théâtral.
- susciter l’adhésion des « initiés » qui comprennent le message de fond. Et qui pourront éventuellement « jouer le jeu » en félicitant l’invité pour les valeurs affichées … mais sans y croire une seconde.
Susciter l’adhésion à la fois des « naïfs » et des « initiés », de par le double discours, permet de ratisser large sans se mettre en danger.
Le double discours pour juger et blesser l’autre
Bien des personnes faisant partie de l’élite sociale ont tendance à dénigrer, à faire du mal à l’autre en utilisant un discours qui l’encense en façade. Cela leur permet d’être insultantes, tout en restant dans les normes sociales, tout en étant lisses en apparence.
Les personnes dénigrées qui se limitent à la façade se sentiront mal à l’aise. Et celles qui ripostent sur le fond seront considérées comme susceptibles ou paranoïaques, alors qu’elles ont parfaitement compris le sens du discours. La meilleure façon de réagir au double discours est de ne pas y répondre. La plupart des membres de l’élite sociale ne supportent pas l’indifférence.
Le double discours est utilisé en management. Il permet d’exploiter l’intelligence des employés tout en impactant leur psychisme. Les managers qui font souvent des « vannes » pour interagir avec leurs subordonnés ont ainsi tendance à les rendre malades, du fait d’une forme de bipolarité associée à la vanne : le monde du travail est bipolaire [3]. Ainsi, une « vanne » est drôle si elle prise au second degré, tandis que, sinon, elle peut s’avérer particulièrement violente et blessante. Voilà comment, entre autres, des managers arrivent à provoquer des suicides tout en maintenant un contexte de routine.
Parfois, l’auteur de la « vanne » lui-même ne sait pas exactement ce qu’il cherchait à transmettre et si il était plutôt sérieux ou non. De plus, la façon dont l’interlocuteur prendra la « vanne » ne dépend pas que de ce que voulait y mettre l’auteur : elle dépend en grande partie de ses opinions. Les citoyens ont été conditionnés à, en général, rire des vannes, à les prendre à la légère. Dommage pour eux, car elles ont souvent un fond vrai, triste et violent, qui les concernent plus ou moins directement. Voilà pourquoi la société française s’est dégradée, sous les rires et les applaudissements de ses citoyens.
Conclusion
Le double discours peut avoir un impact très violent sur le psychisme. Les personnes égoïstes et avec une bonne position sociale en souffrent peu. Au contraire, les pauvres en souffrent énormément : le fait que des contre-vérités sur les SDF ou sur les chômeurs soient assénées leur sont insupportables. Elles n’acceptent pas que des discours aussi visiblement fallacieux puissent être relayés à si grande échelle.
Le double discours a aussi vocation à manipuler les citoyens qui ne font pas fonctionner leur cerveau au moment où ils l’entendent, par exemple à cause de la fatigue. Bien des citoyens regardent les médias après le travail pour « se vider la tête »… mais ils se la font remplir par l’idéologie du système, sans forcément s’en rendre compte. Ainsi, le système aime, de façon cruelle, se donner raison a posteriori : les citoyens pris pour des idiots finiront, à la longue, par le devenir réellement, du moins en partie.
Sources
[1] https://fr.wiktionary.org/wiki/double_discours Double discours
[2] https://docteurzinzin.com/2019/09/10/vol-merite/ Le vol de mérite
[3] https://docteurzinzin.com/2019/09/19/bipolarite-travail/ Bipolarité et monde du travail