A) Un rappel des faits
Le revenu de solidarité active (RSA) est une prestation sociale, gérée par les conseils départementaux et versée par les caisses d’allocations familiales (CAF) [ou par les caisses de la mutualité sociale agricole (CMSA) en ce qui concerne le secteur agricole], permettant de garantir un revenu minimum à ses bénéficiaires [1]. Ces derniers ont en contrepartie une obligation de chercher un emploi ou de définir et suivre un projet professionnel visant à améliorer leur situation financière.
Le montant forfaitaire de cette prestation dépend des ressources et de la composition du foyer [2]. Il est voisin de 550 euros par mois pour une personne seule, et il dépasse les 1100 euros par mois pour un couple avec deux enfants à charge. Le montant réellement versé est égal à la différence entre le montant forfaitaire et l’ensemble des ressources perçues par ailleurs (par exemple allocations chômage ou aides au logement). En effet, il s’agit de garantir un revenu minimum total aux foyers bénéficiaires.
Depuis des années, de nombreuses discussions ont lieu afin de simplifier le dispositif existant. En particulier, la fusion du RSA avec les autres allocations, afin d’aboutir à un versement social unique ou à un revenu universel d’activité ou de solidarité (les appellations fluctuent [3]), est à l’étude. Une « concertation institutionnelle et citoyenne sur le revenu universel de solidarité » a été lancée le 3 juin 2019, dans le cadre d’une « stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté » [4].
Dans ce contexte de réforme du RSA, Nicolas Fricoteaux, président UDI du Conseil départemental de l’Aisne, a proposé en février dernier que le temps dédié à l’insertion des bénéficiaires du RSA « devienne celui de la durée légale du temps de travail, c’est-à-dire 35 heures » [5]. Le 24 juin, il a fait voter cette proposition par le Conseil départemental.
Certes, certaines initiatives similaires ont été mises en place dans d’autres départements : le Haut-Rhin demande notamment sept heures de bénévolat par semaine aux bénéficiaires du RSA [6]. Mais elles sont loin d’être aussi contraignantes que la mesure votée par le Conseil départemental de l’Aisne.
B) Une analyse de la mesure et de sa présentation
La manière dont la mesure a été présentée constitue un exemple révélateur de dérives trop souvent observées en politique.
Un manque de cohérence :
Affirmer qu’il n’est « pas question de faire travailler les gens 35 heures au prix du RSA », mais en même temps dire que cette mesure va entraîner une « motivation accrue pour retrouver un emploi, de fait plus rémunérateur que les minima sociaux pour un même temps d’occupation » [6], est contradictoire. Forcer les bénéficiaires à être « occupés » 35 heures par semaines, cela revient à les faire travailler.
Sur son site, le Conseil départemental de l’Aisne indique qu’il ne s’agit pas de travailler 35 heures pour bénéficier du RSA [7]. Il s’appuie sur l’exemple du travail saisonnier, qui est rémunéré par l’employeur… mais mentionne également des stages d’immersion en entreprise et des activités citoyennes. Or, les « stages d’immersion » ne sont pas rémunérés par les entreprises, les personnes concernées continuant à toucher leurs aides [8]. Quant aux « activités citoyennes », elles correspondent à du bénévolat. In fine, hormis le travail saisonnier, le département va en pratique faire travailler 35 heures par semaine les personnes concernées et les rémunérer indirectement par le RSA, l’employeur ne versant pas de salaire.
En politique fleurissent nombre de discours se prétendant « pédagogiques », alors qu’ils sont, de façon flagrante, illogiques. Ces discours, relayés sans aucune analyse par certains médias, constituent une forme de lavage de cerveau [9].
Une idéologie stigmatisant les citoyens les plus pauvres :
Afin de cacher, voire de « justifier » ce manque de cohérence, des jugements fallacieux portant sur les bénéficiaires sont assénés. Ils sont essentiellement de deux types :
- Jugement intellectuel : Les bénéficiaires du RSA sont présentés comme incompétents, voire analphabètes, afin que leur travail soit simplement vu comme une « occupation ». Ainsi, France Info donne, sans frémir, comme exemple d’activité « apprendre à écrire » [10]. A toutes fins utiles, il est rappelé que des personnes de formation BAC+8 touchent le RSA [11].
- Jugement moral : Faire culpabiliser les citoyens qui revendiquent simplement leurs droits est devenu courant. La mesure mise en place dans l’Aisne a une façon pour le moins particulière de marquer « la fin des polémiques sur l’assistanat » [5]. Dans les faits, elle valide totalement cette polémique en forçant les bénéficiaires du RSA à travailler 35 heures par semaine. Il ne faut pas « s’étonner » ensuite si un foyer sur deux qui aurait droit au RSA ne se manifeste pas, même si la peur d’être stigmatisé n’est pas le seul facteur explicatif [12].
Au final, on trouve de nouvelles incohérences au sein de ces jugements, qui sont de surcroît simultanément incompatibles. Prétendre à la fois que les bénéficiaires du RSA sont incompétents et qu’ils ne travaillent pas volontairement n’a pas grand sens. Pourtant, ce type de discours, qui rabaisse et criminalise les sans-emplois, est tenu depuis des années par certains politiques et dirigeants [13].
Une guerre des mots :
Comme expliqué dans La guerre des mots, ou comment appauvrir les citoyens… sous leurs applaudissements [14], un renversement du sens des mots permet de présenter des mesures inhumaines comme humaines et de couper court aux critiques de fond. Dans le cas présent, il y a deux exemples notables :
- « Bénévolat » : Par définition, le bénévolat est une activité non rétribuée et librement choisie qui s’exerce en général au sein d’une institution sans but lucratif [15]. Ici, il s’agit de forcer des citoyens à effectuer du bénévolat en échange du RSA, ce qui est contraire au sens même du mot (absence de rétribution et choix libre). Ce mauvais tour est rendu possible par le fait que ce n’est pas l’employeur qui rémunère le travailleur.
- « Insertion sociale » : L’insertion sociale et professionnelle désigne le processus permettant l’intégration d’une personne au sein du système socio-économique par l’appropriation des normes et règles de ce système [16]. Forcer les bénéficiaires du RSA à travailler 35 heures par semaine, alors qu’ils ont déjà une vie très dure, voire ont du mal à survivre [17], ne va pas aider à leur intégration sociale, au contraire. Mettre en place des processus « humains », qui ignorent à la fois les aspects matériels, psychologiques, et émotionnels, soit toute humanité réelle, est devenu un classique.
C) Conclusion
La « concertation institutionnelle et citoyenne sur le revenu universel de solidarité », lancée le 3 juin 2019 [4], va sans doute aboutir à des changements majeurs en ce qui concerne le versement des prestations sociales en France. Ainsi, l’administration prévient déjà sur son site que les caractéristiques du RSA sont « susceptibles d’évoluer », et sont « dans l’attente d’un texte modificateur » [2].
Cette « concertation » risque de donner lieu à une généralisation à l’ensemble du territoire de la réforme du RSA effectuée dans l’Aisne, car « l’écoute » des citoyens est souvent orientée [3]. Il s’agit de pénaliser les personnes concernées… tout en faisant semblant que les réformes en question sont faites pour améliorer leur situation, voire viennent d’elles-mêmes.
Si cela se vérifie, un sous-marché de l’emploi, constitué de personnes payées au RSA, soit environ 550 euros par mois si elles sont seules, risque de se développer. Ce qui n’améliorera pas la reconnaissance du travail, ce dernier n’étant même plus désigné comme tel.
Sources
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Revenu_de_solidarité_active Revenu de solidarité active
[2] https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F19778 RSA demandeur de 25 ans et plus
[3] https://www.lci.fr/politique/revenu-universel-d-activite-promis-par-macron-rsa-aah-ass-et-en-quoi-consiste-la-reforme-et-pour-qui-2115508.html En quoi devrait consister le futur « revenu universel d’activité » ?
[4] https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/rua_dossier_de_presse_2019_final.pdf Revenu universel d’activité : lancement de la concertation
[5] https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/aisne/president-du-departement-aisne-propose-que-beneficiaires-du-rsa-consacrent-35-hsemaine-leur-reinsertion-1630848.html Le Président du Département de l’Aisne propose que les bénéficiaires du RSA consacrent 35 h/semaine à leur réinsertion
[6] https://www.lavoixdunord.fr/605020/article/2019-06-26/rsa-le-departement-de-l-aisne-va-obliger-les-beneficiaires-se-reinserer-35 RSA : le département de l’Aisne va obliger les bénéficiaires à se « réinsérer » 35 heures par semaine
[7] https://www.aisne.com/actualites/rsa-35h-dinsertion-bien-comprendre RSA 35h d’insertion, bien comprendre
[8] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/c-est-mon-boulot/des-stages-d-immersion-en-entreprise-pour-les-chomeurs_1771939.html Des « stages d’immersion » en entreprise pour les chômeurs
[9] https://docteurzinzin.com/2019/05/28/inaudible/ Pourquoi peut-on devenir inaudible lorsqu’on a raison ?
[10] https://www.francetvinfo.fr/societe/aisne-les-allocataires-du-rsa-devront-effectuer-35-heures-d-activite-benevole_3507005.html Aisne : les allocataires du RSA devront effectuer 35 heures d’activités bénévoles
[11] https://www.bastamag.net/En-France-la-science-repose-sur-la-precarite Quand la nouvelle génération de chercheurs français passe son temps à Pôle emploi et en contrats précaires
[12] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/sept-personnes-sur-dix-ne-reclament-pas-le-rsa_1772231.html Sept personnes sur dix ne réclament pas le RSA ?
[13] https://www.revolutionpermanente.fr/Aisne-35h-de-travail-obligatoires-pour-toucher-le-RSA-16582 Aisne : 35h de travail obligatoires pour toucher le RSA
[14] https://docteurzinzin.com/2017/07/25/guerre-des-mots/ La guerre des mots, ou comment appauvrir les citoyens… sous leurs applaudissements
[15] https://fr.wikipedia.org/wiki/Bénévolat Bénévolat
[16] https://fr.wikipedia.org/wiki/Insertion_sociale_et_professionnelle Insertion sociale et professionnelle
[17] http://www.leparisien.fr/societe/vivre-avec-1-000-euros-par-mois-ils-racontent-leur-galere-au-quotidien-12-09-2018-7886211.php Vivre avec 1 000 euros par mois : ils racontent leur galère au quotidien