Introduction : Travail, politique et propagande
Une erreur à ne pas commettre serait de croire que, parce que nous vivons en démocratie, la propagande n’existe plus. A partir du moment où les citoyens sont laissés « libres » du choix de leur bulletin de vote, de nombreuses techniques vont être utilisées afin de les influencer, voire de les duper. Comme disait Napoléon, « la bonne politique est de faire croire aux peuples qu’ils sont libres » [1].
Notons que le terme de propagande a une connotation extrêmement négative, d’ailleurs à juste titre, et de ce fait est rarement utilisé. Il a été remplacé par le terme de « communication politique », vide de sens [2]. Or, utiliser les termes justes est une condition importante pour raisonner : fond et forme sont liés [3].
L’endroit où la propagande moderne est la plus effectuée est le lieu de travail car :
- Une propagande est d’autant plus efficace qu’elle a lieu là où on ne l’attend pas a priori.
- La plupart des citoyens passent la plus grande partie de leur vie au travail.
Ainsi, en apparence, les sujets politiques sont peu abordés au travail ; en réalité, ils le sont fréquemment, mais de manière indirecte. Comme nous allons le voir, le fait qu’ils soient abordés de manière indirecte ne veut pas dire pour autant qu’ils soient abordés finement, au contraire : la liberté d’expression et la liberté de penser sont des libertés fondamentales souvent violées au travail [4].
Afin d’illustrer cette forme de propagande moderne et d’en montrer les dangers, une analyse critique d’une image diffusée sur LinkedIn, réseau professionnel, sera effectuée. L’image est particulièrement représentative de propos souvent tenus dans le monde du travail :
En apparence, l’image se contente de donner des conseils pour réussir au travail. En réalité, elle effectue une forme de propagande : par définition, la propagande est un concept désignant un ensemble de techniques de persuasion, mis en œuvre pour propager avec tous les moyens disponibles une idée, une opinion, une idéologie ou une doctrine et stimuler l’adoption de comportements au sein d’un public-cible [2].
A) Analyse critique de la structure globale de l’image
Plusieurs caractéristiques de la propagande moderne sautent aux yeux :
- La vision de l’être humain comme d’un produit : le titre de l’image, « les indicateurs du succès », donne le ton, car les « indicateurs » en question sont des traits de caractère ou de comportement. Aborder des valeurs humaines avec un manque d’humanité est fréquent dans la propagande moderne.
- L’utilisation de clichés : il s’agit d’enfermer les êtres humains dans des cases, afin de nier leur individualité et de leur faire obéir à des critères. Il y a la case des « gens qui réussissent », et celle des « gens qui échouent ».
- L’appel à des valeurs morales, afin de cacher un message politique : les gens qui réussissent sont présentés comme vertueux (ils font des compliments, pardonnent, félicitent les autres, reconnaissent leurs erreurs, etc.), contrairement à ceux qui échouent (ils critiquent, sont rancuniers, accusent les autres pour leurs erreurs, etc.). In fine, il s’agit de l’aspect le plus politique de l’image : l’image suggère que les citoyens réussissant seraient les plus vertueux, tandis que les citoyens échouant auraient un état d’esprit déplorable. Elle nie donc les dérives de certaines personnes qui réussissent (fraude fiscale par exemple), ainsi que les injustices sociales. Contrairement à ce qu’elle semble préconiser, elle rejette toute évolution sociale réelle.
- Un caractère diffamatoire : les « gens qui échouent » sont jugés négativement à la fois sur le plan humain et sur le plan professionnel, sans base factuelle autre que leur échec.
- Un décalage entre le fond et la forme : la violence et l’injustice des jugements envers les « personnes qui échouent » sont masquées par l’aspect graphique (couleurs claires, dessins enfantins), qui donne à l’image un semblant d’innocence.
- Le mélange entre vie privée et vie professionnelle : ce n’est pas un hasard si le type de « succès » n’est pas précisé, ici réussite au travail et réussite personnelle sont confondues. L’image mélange des pratiques professionnelles et collectives avec des qualités humaines et personnelles. Pire, la vie privée est vue comme une simple extension de la vie professionnelle : par exemple, les « gens qui réussissent » tiennent une « life list », de manière analogue à une « to-do » list au travail.
- L’appel à l’inconscient du spectateur, par des références implicites à des sujets annexes : les « gens qui réussissent » sont représentés par une femme bien dans sa peau (les mains dans les poches, les jambes croisées), tandis que les « gens qui échouent » sont représentés par un homme dépressif et/ou énervé (accroupi, la tête baissée). Cet aspect est particulièrement malhonnête, car :
- Il détourne l’égalité homme-femme à des fins contraires à l’esprit de départ : militer pour l’égalité homme-femme c’est avant tout accepter l’autre. Or, l’image dénigre humainement et moralement ceux qui échouent.
- Il inverse la boussole morale du lecteur, en lui présentant les victimes comme des bourreaux : les personnes souffriraient non pas parce que leur vie est difficile, mais parce qu’elles n’auraient pas le bon comportement.
- Il réduit, de manière excessive, le bonheur à la réussite. Or, le lecteur notera que bien des personnes qui « réussissent » sont malheureuses, comme il pourra l’observer dans son propre entourage. La raison majeure est, selon l’auteur de cet article, qu’elles ne peuvent pas « être elles-mêmes », sans doute parce qu’elles obéissent, afin de conserver leur statut social, à des injonctions similaires à celles de l’image.
Considérons maintenant le détail du contenu des cases.
B) Analyse critique du contenu des cases
Méthodologie
Pour effectuer une analyse critique du contenu des cases, il est nécessaire de :
- Regrouper les traits de caractère et de comportement par cliché-type. Cela permettra d’avoir à éviter des redites, certains traits étant en vérité similaires et correspondant au même cliché.
- Prendre en compte les décalages entre l’être et le paraître. Une telle image considère que les discours et comportements des personnes reflètent exactement leurs pensées. Or, cela peut même être l’inverse : l’être humain est parfois hypocrite. L’intention derrière les comportements décrits est primordiale : un même comportement apparent peut en vérité cacher des intentions opposées.
- Distinguer l’aspect professionnel de l’aspect moral, ce que justement ne fait pas l’image. Ainsi, deux questions distinctes sont à considérer :
- Est-ce que les personnes correspondant à la case de gauche sont aussi vertueuses que le présente l’image ?
- Est-ce que les personnes correspondant à la case de gauche vont vraiment réussir professionnellement ?
Une succession de clichés
Trois clichés principaux peuvent être dégagés du profil de la case de gauche :
- Un amour du prochain : l’image a un côté religieux, non assumé et détourné. Ainsi, selon cette dernière, les « personnes qui réussissent » ont de la gratitude, font des compliments, pardonnent, félicitent les autres, reconnaissent leurs erreurs, partagent leurs informations et aident les autres.
- Une volonté de se perfectionner : les « personnes qui réussissent » lisent tous les jours, font des « to do » lists, ont une life list, se fixent des objectifs, cherchent à apprendre.
- Un positivisme : quasiment tous les points mentionnés dans la case de gauche obéissent à ce cliché. En particulier, les « personnes qui réussissent » sont heureuses et font évoluer les choses.
Au contraire, les clichés suivants peuvent être dégagés du profil de la case de droite :
- Un égocentrisme et une haine de l’autre : les « personnes qui échouent » critiquent, « parlent des autres » (au sens péjoratif du terme), sont rancuniers, espèrent que les autres vont échouer, accusent les autres pour leurs erreurs, sont fiers de leurs victoires, sont individualistes, ne donnent jamais rien sans retour
- Une fainéantise : les « personnes qui échouent » ne se fixent pas d’objectifs, pensent tout savoir, regardent la télé et n’aiment pas écrire.
- Un mal-être : les « personnes qui échouent » ressassent leurs pensées, fuient le changement, s’énervent.
Enfin, des combinaisons de certains clichés en font appel implicitement à d’autres. Par exemple :
- Pas étonnant que les « personnes qui échouent » aient un mal-être puisqu’elles sont égocentriques et haïssent les autres.
- Pas étonnant que les « personnes qui réussissent » soient heureuses, puisqu’elles se perfectionnent et aiment leur entourage.
La force du fallacieux
Ces différents clichés, du fait justement qu’ils sont fallacieux, contiennent une part de vrai, mais détournée. C’est d’ailleurs toute la force du fallacieux : en quelques secondes, il est possible de faire croire des choses fausses aux citoyens. Le mélange vrai/faux a un côté détonnant qui marque facilement.
Et, à contrer, cela n’est pas évident : il n’est pas souhaitable de rejeter le fallacieux en bloc, puisqu’il contient une part de vrai. La critique du fallacieux est longue. Donc difficile à effectuer dans les médias traditionnels, où le temps de parole est limité : lorsque certains politiques, journalistes ou analystes s’expriment, ne serait-ce que cinq minutes, il faudrait parfois une heure de « désintox ». Le présent article illustre ce point à merveille : expliquer en quoi l’image est fallacieuse prend plusieurs pages. Le fallacieux se nourrit des raccourcis intellectuels, tandis qu’une pensée honnête les rejette.
Le but principal du fallacieux dans la propagande moderne : l’inversion
Il y a cependant une règle approximative (« rule of thumb ») à retenir : en général, le fallacieux a pour finalité de réaliser des inversions.
En l’occurrence, l’image réalise une inversion (partielle) entre la case de droite et la case de gauche : les dérives dénoncées dans l’image sont plus souvent présentes chez les « gens qui réussissent » que chez les « gens qui échouent ». La raison en est simple : une personne qui réussit cherche souvent à protéger son statut social, durement acquis. De ce fait, elle peut être tentée de :
- Rejeter tout changement réel, de peur de perdre son statut.
- Etre rancunière envers les personnes qui la contredisent.
- Cacher des informations : un statut privilégié permet d’obtenir des informations en amont.
- Etre fière pour de mauvaises raisons : fière d’avoir réussi, et non plus fière de ce que pour quoi elle travaille.
- Ne plus lire de livre : elle doit souvent interagir avec les autres, entre autres par écrans interposés (ordinateurs, téléphones portables), et n’a plus, ou ne prend plus, le temps pour une réflexion introspective devant un livre.
- Parler de façon méprisante de ceux qui ont un statut moindre.
Bien évidemment, il s’agit simplement de tentations : certaines personnes qui réussissent ne tombent pas dans ces travers. Le présent article n’a pas vocation à réaliser ce qu’il reproche à l’image, à savoir se reposer sur des clichés, que ce soit dans un sens ou dans un autre. Il met simplement en exergue le fait que la plupart des travers décrits à droite ont plus tendance à frapper les « gens qui réussissent » que les « gens qui échouent ».
Dans le même ordre d’idée, les qualités décrites dans la case de gauche, lorsqu’elles sont réellement possédées par la personne, peuvent constituer un frein à la réussite au travail, tel que ce dernier existe aujourd’hui. Par exemple :
- Les personnes heureuses peuvent provoquer la jalousie de certains.
- Les personnes qui exposent leurs idées peuvent s’attirer des inimitiés.
- Les personnes qui aident les autres ont tendance à être exploitées par certains, ces derniers s’attribuant leur mérite et rejetant sur eux leurs propres défauts.
Il s’agit d’une vérité que notre société ne veut pas entendre : certaines qualités humaines peuvent conduire à l’échec social.
L’image réalise également une inversion (partielle) entre l’être et le paraître. La réussite sociale n’est pas individuelle, elle est collective. En réalité, une personne réussit parce qu’elle est promue par ses supérieurs et/ou appréciée par ses clients. La réussite sociale est donc basée avant tout sur le paraître, et non sur l’être.
Ainsi, certaines personnes aiment réellement leurs prochains, ont réellement la volonté de se perfectionner, et sont réellement positives. Mais elles ne cherchent pas à le montrer ; elles s’en cachent plutôt, afin d’éviter d’être des cibles pour des personnes peu scrupuleuses. Au contraire, les personnes qui ont le type de comportement décrit dans la case de gauche cherchent parfois à masquer le fait qu’elles correspondent à la case de droite.
Finalement, les caractéristiques décrites dans la case de gauche sont surtout des conventions sociales, des règles tacites à respecter en façade au travail, en particulier devant ses supérieurs et devant ses gestionnaires RH.
Si la personne respecte bien les règles tacites, elle sera alors promue plus facilement et, ce, indépendamment de la qualité réelle de son travail : c’est en cela que se trouve le fond de vrai du fallacieux de l’image.
Des « vertus » humaines et morales pour réussir constituent juste une façade, de surcroît nuisible au développement de vertus réelles. Lorsque l’on est véritablement intègre, on refuse de jouer cette comédie humaine, de porter un masque social.
Enfin, l’image réalise une inversion (partielle) entre causes et conséquences. Certains traits sont présentés comme des causes de la réussite ou de l’échec, alors qu’ils en sont avant tout des conséquences :
- Lorsque l’on réussit, on a tendance à en être heureux et à mieux communiquer avec son environnement.
- Lorsque l’on échoue, on a tendance à ressasser les circonstances de l’échec, et à se raccrocher à des victoires passées pour se redonner confiance.
Le comportement d’une personne ne lui est pas intrinsèque, il traduit avant tout l’adéquation avec son environnement.
De plus, en exploitant cette inversion logique entre causes et conséquences, la société s’arrange pour se donner raison. Nombre de politiques, et plus largement de citoyens influencés, présentent les chômeurs comme des assistés, et ceux qui réussissent comme des génies (peu importe le contenu de ce qu’ils disent, ou qui ils sont réellement). Il n’est alors pas étonnant qu’en entendant ce type de discours, les personnes qui échouent s’énervent ou soient rancunières…
Que ces propos discriminatoires soient relayés, voire appuyés, par certains médias est anormal.
Les informations réellement données par l’image
Au final, les informations réellement données par l’image portent sur ses auteurs :
- Ils n’appliquent pas à eux-mêmes les vertus qu’ils mettent en avant : alors qu’ils prônent le pardon, ils montrent du doigt toute une catégorie de la population, celle qui a le tort d’échouer. La violence des attaques morales effectuées n’incite d’ailleurs pas à l’échange d’idées et d’informations.
- Ils ont eux-mêmes certains des défauts qu’ils dénoncent. Par exemple, on pourrait dire qu’ils « pensent tout savoir », à tort, sur la réussite. Des facteurs-clés de la réussite sont manquants, en particulier le timing (qui n’a pas de rapport avec de quelconques valeurs humaines, et qui correspond simplement à une adéquation avec le contexte du moment).
- Enfin, ils portent des jugements trop catégoriques. « Parler des autres » est ici clairement utilisée de manière péjorative, dans le sens du dénigrement. Or, on peut parler des autres pour en dire du bien. De la même façon, on peut s’énerver à juste titre. Etre fier d’une victoire n’est pas forcément répréhensible, surtout lorsqu’on s’est investi et qu’on a effectué du bon travail.
Conclusion
Trop de discours d’aide à la réussite correspondent en vérité à des jugements sur des catégories de la population, sans base factuelle solide. Ces discours, largement relayés, ont tendance à fausser la boussole morale des citoyens, et donc leurs opinions politiques. Ils constituent une forme de propagande.
Ils sont dangereux pour les personnes qui se risqueraient à appliquer les pseudo-conseils donnés :
- Peut-on vraiment changer ? Si oui, est-ce qu’assumer sa nature, en particulier ses défauts, n’est pas préférable, car cela permet de mieux les « garder sous contrôle » ?
- Est-ce que penser à la réussite aide in fine à réussir ? Ne vaut-il pas mieux simplement se dire qu’on « essaye », et se focaliser sur son travail proprement dit ?
- Est-ce que le fait de se mettre soi-même dans une case ne revient pas à s’enfermer dans une sorte de prison cérébrale ? D’ailleurs, l’image est révélatrice, car elle considère uniquement deux catégories : celle des personnes qui réussissent en respectant les règles tacites, et celle des personnes qui échouent. Elle oublie une catégorie socialement gênante : celle des personnes qui réussissent selon leurs propres critères.
Sources
[1] https://la-philosophie.com/citations-napoleon Citations de Napoléon
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Propagande Propagande
[3] https://docteurzinzin.com/2017/07/25/guerre-des-mots/ La guerre des mots, ou comment appauvrir les citoyens… sous leurs applaudissements
[4] http://rocheblave.com/avocat/droitdutravail/libertes-fondamentales-salaries/ Quelles sont les libertés fondamentales des salariés souvent violées dans les entreprises ?