De la valorisation insuffisante du travail

Le principal dysfonctionnement observable au sein du monde professionnel est que bien des personnes bénéficient trop peu de la plus-value de leur travail. Le présent article a pour objectif d’illustrer ce constat sur le secteur agroalimentaire.

A) Une question « basique »

La même méthodologie peut être appliquée quel que soit le secteur. Elle consiste à répondre à une question, basique en apparence :

Est-ce que ceux contribuant le plus au secteur considéré sont ceux qui en tirent le plus profit ?

En vérité, cette question est difficile, car :

  • Elle ne doit pas être vue à un niveau individuel, mais collectif. En effet, un individu peut très bien tirer peu profit de son propre travail, mais bénéficier du travail de ses collaborateurs. S’il y a réciprocité, cette situation n’est pas injuste, le travail étant bien souvent une affaire d’équipe. La problématique ici est plutôt de considérer des catégories de la population dont le travail est insuffisamment valorisé.
  • Elle est éminemment politique. Y répondre met l’accent sur des clivages existants.
  • Le terme de « profit » est à prendre au sens large : il peut s’agir d’argent, mais aussi de pouvoir, d’image, d’épanouissement personnel, etc. Identifier les motivations et les besoins des personnes est ainsi crucial.
  • Il est en général impossible de déterminer de manière absolue ceux contribuant « le plus » à une activité, car une telle identification dépend de critères personnels. Cependant, il existe tout de même des approches faisant consensus. Quelles sont les personnes disposant des compétences clés pour l’activité ? Quelles sont celles les plus mises à contribution sur le plan horaire ?
  • Le profit insuffisant peut avoir des origines diverses : par exemple du gâchis (travail au final insuffisamment utilisé) et/ou de l’ingratitude (travail utilisé par d’autres, sans reconnaissance de leur part).

 B) Cas du secteur agroalimentaire

Le secteur agroalimentaire est particulièrement représentatif du dysfonctionnement mentionné.

Identification de ceux contribuant « le plus » au secteur considéré

Ce sont les agriculteurs qui contribuent le plus au secteur agroalimentaire, du fait :

  • De compétences clés : l’ensemble du secteur ne pourrait exister sans eux. Ils sont à l’origine de tout circuit alimentaire [1]. Certes, les industriels interviennent pour transformer les produits, tandis que les distributeurs sont chargés de les vendre, mais leurs rôles sont moins cruciaux. D’ailleurs, certains agriculteurs effectuent des ventes directes aux consommateurs, par exemple à l’aide du « drive fermier » (qui consiste à commander en ligne des produits de la ferme puis à aller les chercher sur place en voiture) [2].
  • D’horaires lourds : les agriculteurs travaillent en moyenne plus de 50 heures par semaine [3]. Ils sont souvent concernés par le travail le soir et le week-end, ainsi que par des horaires variables.

Et leur profit dans tout ça ?

Pourtant, ce sont eux qui en tirent le moins profit, leurs motivations de départ étant bafouées :

  • Argent : en 2016, près de 20% des exploitants ne pouvaient pas se verser de salaires, et 30% d’entre eux touchaient, en moyenne sur l’année, moins de 350 euros par mois [4]. Le seuil de pauvreté (fixé à 50% du revenu médian) étant voisin de 850 euros [5], on voit que la plupart des agriculteurs sont loin d’arriver à vivre de leur travail, ce qui est pourtant l’objectif premier de tout travailleur, bénévole exclu. Comparativement au reste de la population, le taux de suicide chez les agriculteurs est de 20% supérieur [6]. Quelle grande injustice sociale : ce sont ceux qui nous permettent de vivre, qui n’arrivent plus à vivre !
  • Rapport à la terre : être agriculteur correspond à une certaine philosophie vis-à-vis de la nature, hélas bafouée par des « impératifs » commerciaux. Ainsi, les agriculteurs sont les premières victimes des pesticides [7]. Sur le plan mondial, beaucoup sont devenus dépendants aux OGM, dont les avantages sur le long terme s’avèrent discutables [8]. En France, la culture des OGM sur le territoire est interdite, mais pas leur importation [9].
  • Contribution à la société : la vocation même des agriculteurs, à savoir nous nourrir, est parfois contrariée. Un exemple est la « crise de surproduction » des melons qui a eu lieu l’été dernier [10]. Ce type de crise est lié à deux facteurs : une concurrence de l’étranger, notamment d’autres pays européens, fournissant un produit moins cher, et une consommation plus faible que prévu. Heureusement, les surplus agricoles, anciennement jetés, sont de mieux en mieux gérés : ils sont collectés et redistribués à des associations d’aide alimentaire [11].

Élément explicatif : la focalisation sur le consommateur, au détriment du producteur

Les difficultés des agriculteurs sont liées en partie à une idéologie dominant dans l’ensemble de la société depuis une cinquantaine d’années : la focalisation sur le consommateur, ensuite généralisée en focalisation sur le client (« customer centricity »). Ainsi, le droit de la consommation et celui de la concurrence régulent les prix de vente au consommateur [1]. Ce faisant, ils imposent une logique inversée par rapport à celle de la production, mettant une pression de plus en plus importante aux intervenants situés en début de chaîne, qui ont des difficultés à dégager des marges. Les agriculteurs sont « dépossédés » de leurs produits au profit des distributeurs, du fait que ces derniers sont en contact direct avec les consommateurs et fixent la politique commerciale.

Contrairement aux apparences, la focalisation sur le client, lorsqu’elle est effectuée au détriment du travailleur, est nuisible à la majorité : le client est souvent lui-même travailleur. Lorsque l’on considère la qualité de vie d’une personne donnée, le confort apporté à sa consommation est annihilé par ses conditions de travail rendues plus difficiles, et ce d’autant plus dans les milieux sociaux défavorisés.

Un exemple : beaucoup de Français sont favorables au travail le dimanche… mais pas pour eux-mêmes [12]. Indépendamment de tout jugement moral, un tel mode de pensée est révélateur d’une mauvaise compréhension de la société. Certes, le travail le dimanche concerne pour l’instant un nombre restreint de professions, dont justement certaines du secteur agricole [13]. Cependant, le monde professionnel est « poreux » : les pratiques de travail introduites dans un secteur ont tendance à se diffuser dans d’autres. Ce mécanisme est du :

  • Au poids des réseaux : des dirigeants de secteurs différents échangent régulièrement. Les dirigeants de secteurs non concernés par le travail le dimanche vont avoir tendance à vouloir en bénéficier également. De plus, les dirigeants constituent une population très mobile [14], et peuvent ainsi changer de secteur.
  • A une évolution progressive des opinions des citoyens, désignée comme un « assouplissement ». Dans les faits, c’est bien souvent la société qui change l’homme, et non l’inverse.

États généraux de l’alimentation : premier point d’étape

Résoudre la crise agricole, c’est aligner le plus possible les intérêts des différents intervenants des circuits alimentaires (agriculteurs, industriels, distributeurs). Les États généraux de l’alimentation, se tenant cette année, ont adopté cette démarche [1].

Un premier point d’étape a été effectué cette semaine par Emmanuel Macron [15]. Il a prôné une inversion de la construction des prix en redonnant la main aux agriculteurs pour « changer la philosophie de la négociation commerciale ».

Cependant, il reste une inconnue : est-ce que la réforme va plutôt consister à redistribuer les marges plus équitablement entre les intervenants sans changer notablement le prix final pour le consommateur, ou bien à ajouter des marges supplémentaires pour les agriculteurs sans diminuer celles des industriels et des distributeurs ?

Selon les discours, la priorité semble être différente. Il faudra donc être vigilant sur le contenu de la réforme. Même si l’idéologie de focalisation sur le consommateur au détriment du producteur est néfaste, il ne faut pas pour autant oublier une réalité : la France est un pays dont plus d’un tiers de la population a déjà fait l’expérience de la pauvreté [16]. Nombreux sont ceux ayant des difficultés à se procurer une alimentation saine permettant de faire trois repas par jour. Une hausse des prix, non compensée par des aides, aurait un impact dévastateur.

 C) Conclusion : la suite de l’article est à écrire par le lecteur

Le secteur agroalimentaire a été choisi comme illustration pour une raison simple : la majorité de la population, indépendamment de toute affiliation politique, a conscience de la valorisation insuffisante du travail des exploitants agricoles.

L’approche présentée peut être étendue. Le lecteur est invité à l’appliquer à son secteur d’activité.

Sources

[1] https://docteurzinzin.com/2017/07/23/debat-alimentation/ Débat national sur l’alimentation : une pièce de théâtre de mauvais goût ?

[2] https://www.humanite.fr/produits-fermiers-en-vente-directe-circuits-courts-drive-quelles-conditions-et-garanties-575368 Produits fermiers en vente directe, circuits courts, drive, quelles conditions et garanties ?

[3] http://www.pleinchamp.com/actualites-generales/actualites/les-agriculteurs-travaillent-53-9-heures-par-semaine/  Les agriculteurs travaillent plus de 50 heures par semaine

[4] http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2017/10/10/20002-20171010ARTFIG00148-revenu-des-agriculteurs-les-chiffres-restent-inquietants.php Revenu des agriculteurs : les chiffres restent inquiétants

[5] https://www.inegalites.fr/spip.php?page=article&id_article=343&id_rubrique=123&id_groupe=9&id_mot=76 Les seuils de pauvreté en France

[6] http://www.lepoint.fr/sante/en-france-les-agriculteurs-se-suicident-plus-que-les-autres-06-10-2016-2074089_40.php En France, un agriculteur se suicide tous les deux jours

[7] http://www.lemonde.fr/biodiversite/article/2016/06/23/les-agriculteurs-premieres-victimes-des-pesticides_4956586_1652692.html Les agriculteurs, premières victimes des pesticides

[8] http://www.rtl.fr/actu/environnement/et-si-les-ogm-ne-servaient-a-rien-7785539955 Et si les OGM ne servaient à rien ?

[9] http://www.europe1.fr/societe/la-france-et-les-ogm-ou-en-est-on-2721361 La France et les OGM : où en est-on ?

[10] http://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/dans-le-sud-ouest-les-producteurs-de-melons-sont-en-pleine-crise-de-surproduction_2283245.html Concurrencés par l’Espagne, les producteurs de melons français traversent une crise de surproduction inquiétante

[11] https://www.ouest-france.fr/economie/consommation/gaspillage-alimentaire/solaal-une-plateforme-pour-les-invendus-agricoles-4760612 Solaal, une plateforme pour les invendus agricoles

[12] https://www.lesechos.fr/06/12/2015/lesechos.fr/021536423616_travail-du-dimanche–les-francais-sont-pour—-mais-pas-pour-eux.htm Travail du dimanche, les Français sont pour… mais pas pour eux

[13] https://www.nouvelleviepro.fr/actualite/155/travail-le-dimanche-les-professions-les-plus-concernees Travail le dimanche : les professions les plus concernées

[14] https://www.usinenouvelle.com/article/mobilite-carriere-et-remuneration-ce-que-pensent-les-cadres-dirigeants.N331940 Mobilité, carrière et rémunération…ce que pensent les cadres dirigeants

[15] http://www.lemonde.fr/economie/article/2017/10/11/le-donnant-donnant-de-macron-aux-agriculteurs_5199303_3234.html États généraux de l’alimentation : le donnant-donnant de Macron aux agriculteurs

[16] https://www.secourspopulaire.fr/11e-barometre-ipsos-spf-2017 11e baromètre Ipsos / SPF 2017

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