Les jihadistes détenus en France ont des parcours très divers, plus marqués par des difficultés familiales initiales et l’acquisition de ferventes convictions religieuses, voire politiques, que par une trajectoire de délinquance, selon une étude de chercheurs français. Face à la vague d’attaques sans précédent, menées en majorité par de jeunes Français, qui frappe la France depuis 2015, quatre professeurs et chercheurs du Cesdip (une unité de recherche du centre national de la recherche scientifique CNRS) et l’Inhesj (Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice) se sont penchés sur les mécanismes de cette radicalisation violente. Les conclusions de leurs entretiens réalisés en prison au cours de l’année 2016 auprès d’une vingtaine de personnes condamnées pour terrorisme, dont 13 pour des faits de type jihadiste, vont parfois à l’encontre de certaines idées souvent avancées sur la question. Outre « l’absence d’un profil type », ils soulignent que les jihadistes ne s’inscrivent pas automatiquement « dans une trajectoire délinquante ». Ils notent en revanche qu’une majorité d’entre eux « a pu connaître des parcours familiaux dysfonctionnels et déstructurés assez marqués (absence du père, placements en foyer, violences subies…) » qui pourront les pousser à trouver dans le jihadisme « une forme de rédemption, d’adhésion à une communauté protectrice et unie ». Ils estiment « partiellement fausse l’idée que l’on aurait affaire à des incultes en religion », en notant que « sans être des +savants+, les acteurs jihadistes n’en sont pas moins de fervents croyants profondément investis » des textes islamiques auxquels ils se réfèrent. L’étude ajoute que « loin du portrait souvent avancé par la presse de jeunes décérébrés et ignorants des réalités politiques internationales », ils ont « des connaissances rudimentaires mais suffisantes » sur les questions internationales, qu’ils observent à travers leur propre prisme dénonçant un « complot » contre les musulmans, notamment sunnites. « La force du sentiment d’identification progressive à une communauté opprimée est un puissant vecteur de radicalisation », soulignent les auteurs. L’étude tord également le cou à « l’idée répandue de jeunes désœuvrés se bricolant seuls devant leur écran une cause artificielle », en notant que « la confrontation avec l’étranger » (réseaux, voyages, récits de combattants étrangers, expériences de terrain) « joue un rôle crucial » dans leur radicalisation. (Source : AFP)
Cette étude, consistant à s’entretenir avec des jeunes jihadistes pour retracer leur parcours, est en elle-même très intéressante. Cependant, les conclusions tirées de l’étude sont contestables.
Un échantillon non représentatif
Les conclusions de l’étude comportent elles-mêmes les travers dénoncés explicitement.
En effet, seules treize personnes condamnées pour des faits de type jihadiste ont été prises en compte dans l’étude. Un nombre si faible ne permet pas de tirer une quelconque conclusion fiable.
Pourtant, l’étude note qu’on ne peut avancer de profil type correspondant aux jihadistes (notamment concernant une trajectoire délinquante), mais assène ensuite un profil type selon lequel ce serait des parcours familiaux déstructurés et l’acquisition de ferventes convictions religieuses et politiques qui caractériseraient les jeunes jihadistes.
Une mauvaise prise en compte des réalités sociales
Les conclusions de l’étude ne prennent pas en compte les réalités de la société dans son ensemble. Ainsi, quasiment un mariage sur deux débouche sur un divorce, ce qui entraîne nombre de familles monoparentales. Les parcours familiaux dysfonctionnels décrits, tels que l’absence du père, placements en foyer, ou violences subies sont hélas vécus par un nombre important de Français, et ce indépendamment de leurs convictions religieuses. Il était donc prévisible de retrouver ce type de parcours chez les jihadistes, sans que cela n’apporte un quelconque éclairage.
Un profil type réfuté inexact
L’étude réfute un profil type, qui n’est pas réellement celui présenté traditionnellement. Elle considère que le profil type consiste en :
- « Une trajectoire délinquante »
- « Des incultes en religion »
- « Des jeunes décérébrés et ignorants des réalités politiques internationales »
- « Des jeunes désœuvrés se bricolant seuls devant leur écran une cause artificielle »
Ainsi, le champ lexical utilisé dans l’étude pour décrire le profil relayé par les médias est familier et excessif. Pourtant, le profil type relayé est tout de même plus fin que cela.
Certes, la trajectoire délinquante est habituellement mentionnée, et est discutable, quoique la radicalisation violente nécessite de se procurer des armes, et donc d’avoir les contacts adéquats. Mais les médias n’ont pas présenté les jihadistes comme des incultes en religion : ils les ont présentés comme des personnes déséquilibrées cherchant des prétextes à leur violence dans la religion. Or, la majorité des musulmans vous le dira : la religion musulmane n’est pas une religion de violence. Par conséquent, on peut considérer, à juste titre, que les jihadistes n’ont pas compris réellement la religion à laquelle ils se réfèrent. Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils soient incultes en religion, au contraire : ils connaissent les textes religieux. Connaître et comprendre ne sont pas synonymes.
De manière analogue, on peut bien connaître les réalités politiques internationales, sans pour autant réaliser l’horreur des guerres. Ainsi, l’idée développée dans les médias, notamment par des psychiatres, n’est pas que les jeunes jihadistes soient des ignorants, mais plutôt des fous. Vu l’ampleur des exactions commises, un tel jugement se défend.
Lorsque le remède est pire que le mal
Nuancer le profil type de jihadiste présenté par les médias est légitime, car il est quelquefois caricatural. Vouloir à tout prix caractériser les jihadistes peut donner lieu à des propos aberrants, notamment lorsque des liens inappropriés sont effectués avec d’autres sujets.
Par exemple, certains experts intervenant dans les médias se sont étonnés que des jeunes soient jihadistes, alors qu’ils avaient un travail et vivaient en couple. Il n’y a pas pourtant pas de lien entre jihadisme et situation sociale. De plus, de tels propos peuvent indirectement marginaliser les chômeurs et les célibataires.
Cependant, réfuter le profil type donné par les médias ne devrait pas conduire à le remplacer par un autre encore plus caricatural. D’ailleurs, l’étude en question est bien relayée par les médias.
Plus généralement : attention aux dérives en recherche
La recherche concerne de plus en plus des sujets de société. Cela permet d’aboutir à des articles intéressant nombre de citoyens, et ayant des applications concrètes. Cette tendance peut conduire à des dérives, du fait justement des enjeux économiques et/ou politiques liés aux sujets traités.
Dans le cas considéré, l’exploitation du travail de recherche s’apparente en réalité à une simple prise de position, de surcroît insuffisamment motivée. Cet état de fait est d’autant plus regrettable que l’étude émane d’organismes publics nationaux (CNRS et Inhesj), et qu’elle traite d’un sujet aussi grave que le terrorisme.