Vente de matériel d’armement et corruption : une longue tradition

Un ancien patron de la filiale internationale de la Direction des constructions navales (DCN) et un ex-responsable de Thales ont été mis en examen pour corruption dans l’enquête sur la vente de sous-marins à la Malaisie en 2002 (Source : AFP).

Le nombre d’affaires de corruption liées à des contrats d’armement ne cesse d’augmenter, avec à chaque fois peu ou prou les mêmes ingrédients. Pour quelles raisons ces marchés semblent-t-ils impossibles à assainir ?

Des collusions entre privé et public

La particularité des contrats d’armement est qu’elle favorise les collusions entre hommes politiques et hommes d’affaires :

  • L’État doit donner son feu vert puisqu’il s’agit de vente de matériel sensible. Il joue aussi souvent le rôle de représentant commercial lors des visites diplomatiques : les ventes importantes en armement sont d’ailleurs souvent annoncées par le Président lui-même.
  • Les entreprises privées concernées par les armes en question interviennent bien évidemment fortement dans le processus de vente. L’État, pour des raisons stratégiques, a souvent des parts importantes dans ces sociétés.

Par exemple, l’affaire de corruption concernant la vente de sous-marins à la Malaisie fait intervenir l’État, Thales et Naval Group (anciennement DCNI, la branche internationale de la Direction des constructions navales). Thales est une société de droit privé détenue à environ 25% par l’État (indirectement). Naval Group est une société de droit privé détenue à environ 60% par l’État et 35% par Thales.

Des enjeux financiers de l’ordre du milliard

Une autre particularité des contrats d’armement vient de l’ampleur des sommes en jeu. Par exemple, en septembre 2016, la vente de 36 avions Rafale a été négocié avec l’Inde contre huit milliards d’euros.

A partir du moment où de telles sommes sont en jeu, des pratiques à la limite de la légalité, voire carrément illégales, ont tendance à se développer.

Un marché hautement compétitif

De plus, le marché de l’armement est hautement compétitif. Le Rafale a eu des difficultés pour commencer à se vendre, le Maroc préférant par exemple acheter à l’automne 2007 des F16 américains.

Pour vendre, il faut acheter

Par conséquent, les intermédiaires, permettant de « faciliter » les négociations avec le pays acheteur, sont rois. Ces intermédiaires sont des personnes, venant par exemple d’une famille de politiques ou de diplomates, qui vont pouvoir facilement aborder les dirigeants du pays potentiellement acheteur afin de les influencer dans le choix du pays vendeur.

Ces intermédiaires touchent des commissions de l’ordre de 15% sur chaque appareil vendu. Vu le montant des contrats, elles peuvent atteindre des dizaines de millions d’euros.

De plus, indépendamment de la réalisation de la vente, les intermédiaires touchent de fortes sommes d’argent afin de « convaincre » les personnes approchées (et se rémunèrent en gardant une partie de l’argent).

Légiférer sans changer les mentalités, c’est aggraver le mal

Ces commissions étaient légales jusqu’en 2000 et étaient comptabilisées comme « frais commerciaux extérieurs ». Elles étaient même déductibles de l’impôt sur les bénéfices, après feu vert de Bercy.

Cependant, comme elles s’apparentaient souvent dans les faits à des pots-de-vin légaux, elles sont illicites depuis la ratification par la France (avec trois ans de retard) de la convention anticorruption de l’OCDE : seuls des frais commerciaux, préalables à la signature d’un contrat, sont autorisés. Les frais commerciaux extérieurs pour faciliter l’obtention de contrats sont devenus illégaux.

Vu la nature humaine et le contexte compétitif, une application réelle de cette convention rendrait toute vente d’armes impossible par la France en pratique. Ces changements juridiques ont donc rendu le rôle des intermédiaires encore plus importants, qui utilisent des comptes offshores, le réseau SWIFT permettant notamment à l’argent d’être transféré vers ces comptes en moins de deux minutes.

Les affaires de corruption sont donc loin d’être terminées : les dirigeants du pays vendeur pratiquent de la corruption active – proposer de l’argent à une personne ayant un pouvoir en échange d’un avantage -, tandis que les dirigeants du pays acheteur sont coupables de corruption passive – accepter l’argent en question.

Quitte à commettre des délits, autant en rajouter

Les dirigeants des pays vendeurs ont découvert un second intérêt à ce système qui fait circuler des sommes d’argent importantes, souvent de manière occulte : le détournement d’une partie de l’argent à leur profit, sous couvert de favoriser les ventes à l’étranger.

Ce noircissement d’argent (inverse du blanchiment d’argent) est effectué à l’aide de rétrocommissions. Le principe de la rétrocommission consiste à majorer la commission de l’intermédiaire. Celui-ci, après s’être rémunéré, conserve alors une partie de la commission normalement destinée au pays acheteur. Ce prélèvement retourne clandestinement vers le pays vendeur et va alimenter les caisses des partis politiques ou les poches de certains affairistes (abus de biens sociaux – délit qui consiste, pour un dirigeant de société commerciale, à utiliser en connaissance de cause les biens, le crédit, les pouvoirs ou les voix de la société à des fins personnelles, directes ou indirectes).

Ces rétrocommissions ont toujours été illégales, ce qui ne les empêche pas d’intervenir dans le financement de la vie politique des pays vendeurs depuis trente ans.

Par exemple, dans l’affaire de Karachi, on soupçonne que les commissions versées aux deux intermédiaires ont donné lieu à des rétrocommissions, qui auraient financé la campagne présidentielle d’Édouard Balladur en 1995. L’arrêt du versement des sommes promises aurait conduit à l’attentat contre des Français à Karachi en 2002.

Quand détournement d’argent rime avec mort

Ces détournements d’argent peuvent aboutir à une fin tragique pour les personnes impliquées.

Un exemple édifiant est l’affaire des frégates de Taïwan. Cette affaire est liée à un contrat d’armement signé en août 1991 qui prévoyait la vente par des industries françaises, menées par Thomson-CSF, de frégates à Taïwan. À cette occasion, plus de 500 millions de dollars furent versés sous la forme de commissions aux autorités chinoises et taïwanaises. Une partie de l’argent est revenu en France sous forme de rétrocommission.

Une dizaine de personnes liées à ce dossier ont trouvé la mort de manière prématurée :

  • Un capitaine Taïwanais a été agressé et battu à mort. Il s’apprêtait à faire des révélations.
  • Un agent de la DGSE est mort d’une chute du quatrième étage de son appartement parisien. Il avait pris rendez-vous avec un journaliste. L’enquête a conclu à une mort accidentelle, alors qu’il fermait ses volets un soir de grand vent.
  • Un ancien ingénieur de Thomson affecté à Taïwan est mort par défenestration. L’enquête a conclu à un suicide.
  • Idem pour un autre ancien ingénieur commercial de Thomson-CSF, retrouvé mort dans la région Toulousaine. On dénombre également une autre personne défenestrée, et une électrocutée avec son sèche-cheveux.

Et la justice dans tout ça ?

Les enquêtes judiciaires se heurtent à un double obstacle :

  • La difficulté à tracer les circuits financiers empruntés par les commissions et rétrocommissions
  • Le « secret-défense » systématiquement opposé aux demandes des juges.

Cela entraîne des délais énormes et des résultats souvent décevants.

Il serait pourtant urgent de changer les mentalités des hommes politiques et des hommes d’affaires, afin que l’État Français cesse d’être l’un de ses propres contrebandiers.

Cependant, les contrats sont trop juteux pour cela : la France, troisième exportateur d’armes mondial en 2016, se félicite de bientôt passer devant la Russie. Oui, mais à quel prix ?

Sources

Généralités

Vente de matériel d’armement

Affaires de corruption

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